Depuis le mois de décembre, des manifestations populaires ont lieu dans plus de 28 villes du Soudan. Provoquées par un triplement du prix du pain et un taux d’inflation de 65 % qui continue d’augmenter, les manifestations constituent le défi le plus important aux 30 années de pouvoir du président Omar al Bashir. Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique s’est entretenu avec le professeur Luka Kuol qui enseigne la pratique au centre et qui est également un ancien ministre des affaires gouvernementales de la République du Soudan pour éclairer ces évènements.
En quoi ces manifestations sont-elles différentes des précédentes que le Soudan a connues ?
“L’actuel soulèvement populaire diffère des précédents en termes de motivation, d’intensité, de popularité, de durée, d’étendue et de nombre de morts. ”
Le Soudan est l’un des rares pays africains où les citoyens ont été à l’origine des soulèvements populaires de la période post-indépendance, notamment ceux de 1964 et 1985, qui ont abouti à la démission des régimes militaires au pouvoir. Les manifestations populaires sont devenues un des moyens politiques auxquels les Soudanais ont recours pour redéfinir leur contrat social avec l’État.
L’actuel soulèvement populaire diffère des précédents en termes de motivation, d’intensité, de popularité, de durée, d’étendue et de nombre de morts. Même si le soulèvement a été déclenché par la décision du gouvernement de supprimer les subventions sur les produits de base (surtout le pain), il s’agit dans ce cas de l’expression d’une fragilité sociale, politique et économique structurelle de l’État soudanais. À la différence des soulèvements précédents, ces manifestations ont été organisées par de nouvelles forces, notamment des jeunes et des professionnels des classes moyennes qui sont bien informés, dotés des toutes dernières technologies et connectés aux réseaux sociaux que le régime a du mal à juguler.
Quels sont les principaux facteurs à l’origine des manifestations ?
Le programme politique islamique adopté par le Parti du congrès national (NCP) pour gouverner le Soudan après sa conquête du pouvoir à la suite d’un coup d’état en 1989 a non seulement entraîné la séparation du Soudan du Sud mais a également provoqué d’énormes souffrances et tourments humains qui ont contribué au présent soulèvement et à la relégation sans aucun doute du Soudan à l’une des dernières places du pays au monde en termes de performances. Ce soulèvement pacifique a adopté un slogan similaire à celui utilisé pendant les manifestations du printemps arabe des autres pays de la région : « Le peuple veut un changement de régime ». Le peuple exige également la démission du président Bashir. Le soulèvement semble prendre de la vigueur et se redynamiser chaque fois que le gouvernement fait usage de la force pour le réprimer.
Sans aucun doute, le soulèvement a affaibli l’autorité du président Bashir et de l’islam politique au Soudan.
Pensez-vous que les manifestants sont résolus à poursuivre leur mouvement ?
Il est probable que le soulèvement va persister et se poursuivre sans répit. En attendant, certains éléments du gouvernement sont déterminés à réprimer les manifestations jusqu’à ce que le mouvement se lasse. Le Soudan est bel et bien à la croisée des chemins. Certains observateurs estiment que le président Bashir n’a d’autre choix que de riposter à tout prix, même si les manifestants sont eux déterminés à aboutir à un changement de régime. Si la confrontation continue à prendre toujours plus d’ampleur, en dépit de la civilité dont font preuve les manifestants, il existe un risque que le Soudan se dirige vers un conflit sanglant et un chaos qui pourrait bien dégénérer en une situation similaire à celle de la Lybie ou de la Syrie.
De quels soutiens bénéficie le président Bashir ?
Le retrait de 22 partis politiques, dont les partis islamistes, du dialogue national institué par le président Bashir ainsi que l’appel lancé le 1er janvier par ces mêmes partis demandant au président de démissionner et de former un conseil souverain et un gouvernement de transition portent un coup à la position du président Bashir.
“En raison de l’érosion de sa base politique et des divisions intervenues au sein du NCP, le président Bashir ne conserve que quelques partisans loyaux au sein de son propre parti.”
De nombreux observateurs estiment également que l’armée est passée d’une position d’allégeance totale au président à une position neutre et que dans certains cas elle s’est même rangée du côté des manifestants. Le Service national de renseignement et de sécurité (NISS), qui a toujours été très loyal envers le président et a même fait partie intégrante du parti au pouvoir, le NCP, s’est mis à reprocher au gouvernement sa mauvaise gestion de la crise économique. La mainmise du président sur les affaires gouvernementales s’en est trouvée affaiblie. Même la Force d’appui rapide, une force militaire spéciale formée pour protéger le président Bashir et son régime, a pris une position neutre à l’égard du soulèvement. Ses chefs ont publiquement critiqué le gouvernement pour la crise économique.
En raison de l’érosion de sa base politique et des divisions intervenues au sein du NCP, le président Bashir ne conserve que quelques partisans loyaux au sein de son propre parti. En plus des divisons du NCP, il existe des frictions entre les partisans du régime. L’Association des théologiens musulmans soudanais, une organisme officiel de religieux musulmans conservateurs et fidèles au président, a exceptionnellement critiqué le gouvernement pour la crise économique et a demandé que les fonctionnaires responsables rendent des comptes.
Quelles sont les prochaines étapes probables ?
La première option serait la démission volontaire du président et la transmission du pouvoir à l’armée nationale avec un gouvernement technocratique chargé de superviser la transition vers un gouvernement démocratique constitutionnel. Pourvu qu’il puisse trouver un pays hôte qui puisse assurer sa sécurité et le protéger contre un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI), le président pourrait décider de quitter le pays comme l’avait fait l’ancien président tunisien, Zine el Abidine Ben Ali. Grâce aux protections dont il bénéficie, il pourrait décider de rester dans le pays, comme l’avait fait l’ancien président soudanais, Ibrahim Abboud, en 1964 et l’ancien président égyptien, Hosni Mubarak. Un tel geste mettrait probablement fin aux manifestations et éviterait au pays le risque d’une généralisation de la violence. Cette option est cependant improbable car l’armée nationale est trop politisée. En outre, certains manifestants n’accepteraient sans doute pas que le président évite de rendre des comptes.
La deuxième option consisterait à ce que le président Bashir s’engage à ne pas se présenter aux élections présidentielles de 2020 et permette la formation d’un gouvernement provisoire inclusif d’union nationale chargé de superviser la transition vers un gouvernement démocratique constitutionnel.
Dans cette option, le président Bashir présenterait des excuses publiques au peuple soudanais pour les atrocités commises sous son autorité et ferait traduire en justice tous les auteurs présumés de meurtres de manifestants. Dans le cadre du processus de transition, il s’engagerait à organiser un nouveau dialogue national qui permettrait de créer un climat politique propice au partage du pouvoir, assurant ainsi la participation des islamistes modérés, comme cela avait été le cas dans le processus de transition tunisien. Cette option est susceptible d’être envisagée par le président Bashir et d’être acceptée par les manifestants si un organisme digne de confiance s’occupe de sa mise en œuvre. Il est probable, toutefois, que certains manifestants n’approuvent pas une option qui n’aboutirait pas à la démission du président Bashir.
La troisième option serait que le président Bashir s’oppose au soulèvement, déclare l’état d’urgence et tente de le réprimer brutalement. Cette option aurait pour seul résultat de nouvelles effusions de sang et pourrait déclencher une réponse violente des manifestants qui verraient la lutte armée comme la seule issue pour forcer le président Bashir à démissionner. Ce scénario pourrait conduire à un conflit prolongé et fragmenté similaire à ceux de Syrie et Lybie et entraînerait des déplacements de population et d’immenses souffrances humaines. En l’absence de médiation, intérieure et extérieure, l’instinct et la vanité du président Bashir pourraient l’inciter à s’engager dans cette voie.
Vos scénarios laissent suggérer que la médiation permettrait de sortir de la crise. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
Parmi tous les facteurs en présence, celui qui revêt un rôle potentiellement déterminant est la médiation. Même si les différentes hypothèses concernant le rôle de la CPI rendent sa situation bien différente de celle de l’ex-président tunisien Ben Ali, le président Bashir doit tenir compte du sort réservé aux autres dirigeants de la région qui se sont servis de la lutte pour se frayer une voie de sortie. Par conséquent, il est possible qu’il consente à envisager des alternatives. Les efforts de médiation du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l’Union africaine peuvent jouer efficacement le rôle d’intermédiaire honnête dont le pays a besoin.
Un tel mécanisme de médiation peut également servir de plateforme stable permettant de mobiliser les soutiens internationaux nécessaires pour stabiliser la crise économique sérieuse à laquelle le Soudan fait face, même si le président Bashir se décidait à démissionner.
En plus: démocratisation Soudan